Islamisme : “La poupée sans visage est le résultat d’une surenchère commerciale et religieuse”

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Islamisme : "La poupée sans visage est le résultat d’une surenchère commerciale et religieuse"

Entretien

Propos recueillis par Hadrien Brachet et Jean-Loup Adenor,

Marianne, 05.02.2022

 

L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS, explique à « Marianne » comment les tenants d’un islam conservateur s’accommodent de la société néolibérale pour constituer toute une économie fidèle à leur vision de la religion.

Poupées sans visages, restaurants aménagés pour dissimuler les femmes, librairies salafistes… Le reportage de l'émission « Zone Interdite » diffusé sur M6 a montré l’émergence à Roubaix (Nord) d’une économie conforme à une pratique rigoriste de l’islam.

Pour l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS, le développement de ces commerces est le résultat d’une stratégie bien précise. Les promoteurs d’un islam conservateur ont compris depuis longtemps comment utiliser la consommation et le marché pour imposer leurs normes, explique l'auteure du Marché halal : ou l'invention d'une tradition (Seuil). Entretien.

Marianne : Qu’avez-vous pensé des commerces rue de Lannoy à Roubaix ? Vous ont-ils surpris ?

Florence Bergeaud-Blackler : Ce sont surtout les poupées sans visage qui ont choqué. Mais cela ne m’a pas surpris. C’est le résultat d’une surenchère à la fois commerciale et religieuse.

C’est-à-dire ?

Pour comprendre le processus, il faut remonter en arrière, à la création de la boucherie dite « halal ». Elle a succédé à la boucherie « maghrébine » ou « turque » à partir des années 1990 pour s’adresser à une clientèle musulmane. La création de la marque halal pour la viande est, initialement, un compromis entre les intérêts des producteurs qui cherchent à écouler une viande de qualité moyenne, et des consommateurs qui recherchent des prix bas et une découpe bouchère qui correspond à leur type de cuisine. La question religieuse est, au départ, relativement secondaire.

« L’industrie de la viande va jouer le jeu des prosélytes et les chevillards vont se mettre à vendre du halal certifié, en recrutant les plus "orthodoxes" »

Mais assez vite, les groupes prosélytes vont s’intéresser à ce commerce qui se prétend musulman et essayer d’en capter les bénéfices en proposant des contrôles. La première agence de certification halal, AVS [A votre service], a au départ un objectif religieux et secondairement économique. Elle contrôle les bouchers à n’importe quelle heure pour les faire entrer dans le droit chemin, arguant que la viande halal doit être issue d’un abattage sans étourdissement et issue d’une traçabilité contrôlée par de pieux musulmans. L’industrie de la viande va jouer le jeu des prosélytes et les chevillards vont se mettre à vendre du halal certifié, en recrutant les plus « orthodoxes ».

Un procédé qui s’étend ensuite à d’autres produits que la viande ?

Oui, le marché du halal est né avec la viande. Il est très compétitif, tous les coups sont permis puisqu’il n’y a aucune régulation publique ou religieuse. Le Coran ne dit rien sur la façon d’abattre dans une chaîne d’abattage industrielle de la fin du XXe siècle. La concurrence entre entrepreneurs du halal va s’élargir à d’autres produits. De la viande, on passe aux aliments carnés, aux plats cuisinés avec viande puis aux plats cuisinés sans viande, puis aux boissons non alcoolisées, puis aux cosmétiques, aux médicaments.

« La promotion de viande halal et celle de la poupée sans visage relèvent de la même stratégie marketing : satisfaire une demande musulmane, tout en la suscitant pour assurer la permanence, la rentabilité et le développement du commerce. »

Tout cela se déploie à l’échelle internationale. Le marché du halal prend le nom d’économie islamique globale. La progression de ce marché qui halalise tous les secteurs de la consommation est vertigineuse. On atteint des milliers de milliards de dollars. C’est pourquoi les rues de Roubaix ou de Molenbeek d’aujourd’hui ressemblent à la grande foire annuelle musulmane du Bourget d’il y a dix ans : on y trouve de tout en version halal, des boucheries, des marques de vêtement, des crèches pour enfants ou des entreprises écologico-islamiques, des écoles privées etc. C’est cela, l’écosystème halal. Aujourd’hui, les poupées sans visage sont choquantes pour les téléspectateurs qui n’en avaient jamais vu. Mais dans quelques mois, ça ne choquera plus personne.

De nombreux musulmans, loin d’être conservateurs, consomment du halal. Peut-on vraiment dire que sa promotion relève de la même stratégie que la commercialisation des poupées sans visages ou d’ouvrages salafistes destinés à des publics très particuliers ?

Vous mélangez là des choses très différentes. Il faut distinguer les stratégies des producteurs et les motivations des consommateurs. Boire du Coca-Cola ne rend pas capitaliste, pas plus que le consommer n’est réservé au capitaliste. Manger la viande préparée par un salafiste ne vous rend pas salafiste. La promotion de viande halal et celle de la poupée sans visage relèvent de la même stratégie marketing : satisfaire une demande musulmane, tout en la suscitant pour assurer la permanence, la rentabilité et le développement du commerce. Sans visage, c’est plus halal qu’avec. C’est la même surenchère du halal que pour la viande.

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Et ce n’est pas n’importe quel commerce. Car à la clé, il y a des récompenses supraterrestres du moins pour ceux qui font un usage religieux de leur production ou de leur consommation. Si vous mangez et faites manger halal, si vous enseignez et faites enseigner le halal, vous accumulez des « hassanat » – des « bonnes actions » – qui optimiseront votre compte pour le jour du Jugement dernier. L’économie halal est terrestre et supraterrestre. Les analystes qui prennent le halal pour une marque ethnique ne comprennent rien aux logiques du marché halal car ils ne prennent pas en compte cette spécificité.

De qui parle-t-on ? Y a-t-il une stratégie assumée de militants islamistes à utiliser le marché pour promouvoir leurs normes ?

Le halal est à la fois une marque apposée sur la viande ou d’autres produits et un espace normatif. Sur le plan formel, « halal » veut dire « licite ». Les Frères musulmans [mouvement politique islamiste anticolonial, né en Égypte en 1927] ont mis longtemps à se lancer dans le commerce halal. Ils avaient des préconceptions anticapitalistes dont ils se sont affranchis dans les années 2000 quand ils ont compris que ce grand marché était producteur de richesse. Pour financer leur prosélytisme, tous les moyens sont bons.

« Pour les grandes entreprises, le musulman représente un segment intéressant parce que captif. »

Mais ce sont les petits commerçants fréro-salafistes, les plus littéralistes, qui ont vraiment activé le business du halal dans les quartiers, en raison de ce que j’ai appelé dans mon livre, le « premium du barbu ». Même si vous êtes peu ou pas croyant, si vous recherchez de la viande halal pour une raison ou une autre, vous irez de préférence chez le salafiste à la barbe, le gars à la barbe la plus longue car vous avez le sentiment que sa viande sera mieux contrôlée qu’une autre. Vous le nourrissez, lui et son idéologie, même si vous êtes en désaccord avec lui. On est passé peu à peu du halal pour les musulmans au halal par les musulmans, et à un marché qui permet de contrôler non seulement ce que les gens consomment mais comment ils consomment, donc leur comportement.

À quand remontent les accommodements entre islamisme et capitalisme ?

Les Frères musulmans, canal historique, nourris aux thèses marxistes, étaient très méfiants du capitalisme. Les fils et petits-fils des générations formées par les Frères musulmans n’ont plus aucun problème avec l’argent car ce qui compte n’est pas comment l’argent est gagné mais à quoi il sera utilisé.

Le hijab de sport de Décathlon, finalement retiré, avait suscité la polémique. Quel rôle jouent les grandes multinationales dans la propagation de produits qui correspondent à des normes rigoristes, par exemple en promouvant le voile dans des publicités ?

Je ne pense pas qu’elles sachent le rôle prosélyte qu’elles jouent en se mettant au service des fondamentalismes. Je pense qu’il y a une méconnaissance des enjeux, une incompréhension de ce que les gens veulent.

Aux yeux des marques, existe-t-il un « consommateur musulman » ?

Bien entendu. Le marketing halal est indissociable de la production et de la reproduction d’un « consommateur musulman », c’est-à-dire d’un consommateur qui détermine ses achats en vertu de son appartenance à l’oumma [la communauté des musulmans], de ses croyances, des règles à respecter. Pour les grandes entreprises, le musulman représente un segment intéressant parce que captif. Le marketing fondamentaliste renforce la publicité des marchands et vice-versa. C’est pourquoi je parle d’alliance entre néolibéralisme et néofondamentalisme.

Et ce consommateur est-il nécessairement adepte de normes rigoristes ?

Il faut bien comprendre que le marché halal est la halalisation d’un marché conventionnel. Une viande halal n’est pas qualitativement différente d’une viande conventionnelle. Si je réserve un hôtel sur une plateforme de vacances halal alors que j’ai dix fois plus de choix sur une plateforme conventionnelle, c’est que j’ai de fortes incitations à le faire. Le consommateur qui se dirige vers le halal n’est pas nécessairement lui-même rigoriste, il peut le faire pour montrer qu’il l’est, pour plaire, pour faire plaisir, par pression, parce qu’il a peur du châtiment, etc.

En d’autres termes, le marché aide-t-il à imposer un islam ultraorthodoxe ?

Clairement oui, mais il persiste à le nier, et c’est ça le problème.

Par Hadrien Brachet

Par Jean-Loup Adenor

 

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